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Louis II de Bourbon, duc d’Enghien, prince de Condé, prince du sang et éblouissant vainqueur de Rocroi à l’âge de vingt-deux ans regardait le cardinal en tentant de dissimuler son mépris.

Assez laid malgré de magnifiques yeux bleus, un front fuyant, le nez courbe qui faisait songer à un oiseau de proie, un corps maigre, soldat d’exception et excellent danseur, le prince était un homme peu soigné, voire négligé, qui se coiffait rarement, paraissait malpropre et affichait un grand mépris pour le soin de sa tenue.

Le cardinal observait en souriant avec bonté ce prince qu’il haïssait comme il détestait la totalité des grands noms de la noblesse française.

Sauf lorsqu’il y mettait une ironie assez lourde, le prince de Condé évitait d’appeler Mazarin « Votre Éminence » ou « Monsieur le Premier ministre ». Quelquefois, il le nommait – lorsqu’il le nommait – « Mon cher cardinal » en plaçant dans son ton grand mépris et visible condescendance.

Il reprit les mots du cardinal :

— Le siège ?… Quel siège ?… Mais le siège de Paris est chose faite. Nous les tenons.

— Ne crions pas trop tôt victoire, prince. Les insurgés ne sont pas tout à fait insensés. Ils ont des rapports avec l’Espagnol qui nous presse aux frontières et plus spécialement avec le comte de Fuensaldana, qui commande en chef aux Pays-Bas. Et je crois savoir que cette négociation est l’œuvre du duc de Bouillon.

— Vos espions, vos fameux espions !… lança Condé, méprisant.

Le Premier ministre choisit de s’en amuser :

— Ils sont parmi les meilleurs du royaume.

Le prince de Condé, ravi qu’on lui offrît ainsi pareille transition sur un sujet qui l’ulcérait, conserva un ton vif pour demander à Mazarin :

— À ce propos, on me rapporte l’étrange dévouement de Nissac à votre personne et qu’il serait dans l’un quelconque de vos repaires secrets.

— C’est un fidèle sujet du royaume ! répondit onctueusement Mazarin, n’ignorant point qu’il portait à ébullition la colère du prince.

Ce qui se vérifia sur l’instant :

— Mais enfin, cela défie le bon sens ! En outre, Nissac est de ceux que l’on n’achète point.

— C’est exact.

— Savez-vous qui il est ? rugit le prince de Condé.

Mazarin, qui se délectait, joua l’imbécile :

— Loup de Pomonne, comte de Nissac, trente-huit ans, très ancienne noblesse, lieutenant-général de votre artillerie.

— Cela n’a pas de sens ! répéta Condé sous le regard faussement étonné du Premier ministre.

Puis, Mazarin ne répondant point, le prince poursuivit :

— C’est le meilleur de mes officiers ! Ah, Dieu, comme il me manque déjà !

Il hésita un instant, jaugeant Mazarin, et reprit d’un ton radouci et d’une voix où perçait une évidente tristesse :

— Il s’est vraiment révélé lors de la prise d’Arras, voici neuf ans. Avec une artillerie vieillotte dont les officiers répugnaient à quitter Paris pour venir se battre, Nissac a fait des merveilles. Un an plus tard, lorsque les Espagnols bousculèrent l’armée royale à La Mariée, on le remarqua encore pour son courage et son intelligence. Encore un an, et il entre avec ses canons en vainqueur à Barcelone ! Il était à mes côtés à Rocroi, qui fut mon triomphe, et enfin à Lens, où vous connaissez sa conduite magnifique. Savez-vous…

Il s’interrompit, allant et venant, soucieux, puis s’immobilisa devant le cardinal :

— Non, vous ne savez point !… À Lens, la veille de la bataille, Nissac m’a proposé un plan qui bouleversait art de la guerre et règles de l’artillerie. Oui, il m’a proposé de placer ses canons devant mes troupes, vous entendez bien : devant !… Devant, on n’avait vu chose semblable en aucune bataille mais j’acceptai car Nissac est un général invaincu et il porte chance !

— Il porte chance…, répéta Mazarin, songeur.

Le prince n’entendit pas même le cardinal, poursuivant :

— Lens !… Ses pièces de campagne et de batteries ont ravagé l’infanterie espagnole totalement surprise par ce procédé. Cela m’a permis de charger aussitôt, comme la foudre, d’enfoncer les tercios, d’égorger leurs carrés d’infanterie à l’arme blanche, de leur faire quatre mille morts, sept mille prisonniers et de ramasser une forêt d’étendards !… J’ai trop besoin de lui ! Rendez-moi immédiatement le comte de Nissac !

Mazarin mima un geste d’impuissance :

— Mais… Comment vraiment savoir où il se trouve ?… Avec ce désordre, ces événements…

Le prince de Condé jeta au Premier ministre un regard dont la froideur indiquait assez comme il n’était point dupe.

Mazarin soupira, s’approcha de son bureau et y saisit une note :

— Mes espions…

— Vos espions !… coupa le prince en haussant les épaules.

Mazarin continua, imperturbable :

— Mes espions me font tenir qu’à Paris on s’inquiète fort du ravitaillement que nous avons coupé. Il est possible que les insurgés tentent bientôt une sortie pour desserrer l’étau que vous avez installé autour de la capitale. En ce cas, il serait de bonne politique de protéger moulins et dépôts, peut-être même de tendre quelque guet-apens afin de les surprendre pour mieux les défaire.

Le prince de Condé toisa le Premier ministre de la tête aux pieds, en une attitude d’une rare insolence :

— Comptez-vous m’apprendre l’art de la guerre ?

Mazarin perdit légèrement son sang-froid, montant le ton :

— J’entends surtout que vous tiriez grand profit des renseignements et déductions d’un militaire de très haut rang et de grande intelligence qui sur ordre s’est laissé enfermer dans Paris assiégé et observe, entre autres choses, les mouvements de troupes de la Fronde.

— Un militaire de très haut rang ? répéta le prince, toujours chatouilleux sur ces questions qu’il entendait contrôler sans partage.

Avec une parfaite hypocrisie, Mazarin s’approcha du prince et, baissant la voix comme si la pièce et le château de Saint-Germain grouillaient d’espions :

— Soyons net ! Il pourrait s’agir, précisément, du comte de Nissac.

— Nissac !… S’ils le capturent, ils le tueront !

— A-t-on jamais capturé votre brillant général ?

La question était habilement formulée puisque sans y paraître, comme si la chose allait de soi, Mazarin rendait à Condé la « propriété » du comte. Le prince apprécia, et son ton se fit fort civil :

— On ne capture pas Nissac !… Mais, que vous a-t-il fait tenir ?

— Qu’il faudrait en grande urgence investir Corbeil pour prendre les moulins et tendre un guet-apens aux moulins de Charenton. De même, estime-t-il qu’il faut prendre Gonesse où est cuit le pain des Parisiens et retenir à Poissy bœufs et moutons destinés à Paris. Sans blé pour le pain et sans viande, Paris se rendra.

— C’est fort intelligent, je l’avoue. Nous commencerons par prendre Corbeil.

Les deux hommes, songeurs, quittèrent la pièce et rencontrèrent bientôt la régente que flanquait Monsieur, frère du feu roi Louis XIII et oncle du futur Louis XIV.

Anne d’Autriche, forte femme que l’âge empâtait, avait conservé des yeux vifs.

Quant à Monsieur, Gaston d’Orléans, l’âge l’avait physiquement avachi. On le disait cependant doté d’un bel esprit et d’intelligence, à la mesure de ce qui lui faisait défaut au plan du caractère.

— Vous complotiez ?… demanda Anne d’Autriche, exceptionnellement de bonne humeur.

Monsieur surenchérit sur les paroles de la régente :

— Le Premier ministre et le Prince nous mitonnent peut-être une nouvelle Fronde, à leur façon, celle-ci !

Mazarin répliqua aussitôt :

— Une Fronde contre soi-même ?

— Elle n’en aurait que plus d’élégance, étant en effet des plus inutiles ! répondit Monsieur.

Le cardinal sourit avec la politesse de l’homme de Cour mais le prince, agacé par ces mondanités, déclara :

— Monsieur le cardinal m’a volé mon meilleur général, le comte de Nissac.

La régente, qui n’ignorait rien des manœuvres de son Premier ministre qu’elle approuvait en toutes choses, lança :

— Encore et toujours ce monsieur de Nissac ! Pour ne point en entendre parler davantage, je m’en vais le nommer gouverneur au bout du monde !

« Humour autrichien ! », songea le cardinal qui ne prisait guère cette allusion au repaire secret de la rue du Bout du Monde d’où opérait le comte.

— Gouverneur du bout du monde ! répéta en riant le cardinal qui se sentait contraint de signaler ainsi à Anne d’Autriche qu’il avait compris le bon mot et en appréciait toute la finesse.

Au reste, ni le prince de Condé ni Monsieur ne manifestèrent de soupçon.

Néanmoins, secrètement, le cardinal s’inquiétait, se demandant avec perplexité ce que faisait le comte en ce moment précis.

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